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CAMILLE SAINT-SAËNS
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PROBLÈMES
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MYSTÈRES
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
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CAMILLE SAINT-SAËNS
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PROBLÈMES
MYSTÈRES
PARIS
LIBRAIRIE ERNEST FLAMMARION
36, RUE RACINE, PRÈS l'oDÊON.
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A MONSIEUR
Louis GALLET
PROLOGUE
LE MÉTRONOME ET L'ESPACE CÉLESTE
Tout le monde connaît le métro-
nome, cet instrument d'une si grande
utilité pour les musiciens, auquel on
accorde généralement une confiance
absolue qu'il ne mérite en aucune façon .
L'instrument en lui-même est excel-
lent, mais sa fabrication, qui n'est
1
— 2 —
soumise à aucun contrôle, laisse sou-
vent à désirer.
Pour qu'un métronome soit bon , il
faut :
1** Que le nombre 60 de son échelle
soit isochrone avec la seconde de
temps ;
2** Que les divisions de l'échelle soient
mathématiquement déterminées.
Les instruments usités ne répondent
pas toujours parfaitement à ce pro-
gramme. Ils fonctionnent bien et
durent longtemps : le public ne leur
en demande pas davantage. L'artiste,
désireux de fixer le mouvement d'un
morceau, a le droit d'être plus exi-
geant; S'il est des compositeurs qui se
— 3 —
contentent d'indications vagues et se
confient presque en tout au sentiment
de l'exécutant, il en est d'autres qui
attachent au secours du métronome
une grande importance ; ces derniers
ont un besoin absolu d'instruments
précis.
Cette question me préoccupait de-
puis longtemps. Pourquoi, me disais-
je, ne ferait-on pas pour les instru-
ments destinés à mesurer le temps ce
qui se fait pour ceux qui mesurent
l'espace et la pesanteur? La fabrication
des mètres, des litres et des poids n'est
pas livrée à l'arbitraire; il n'est permis
de les vendre que dûment vérifiés et
poinçonnés. Pourquoi n'en serait-il
pas de même des métronomes, ou tout
— 4 —
au moins d'une classe à part d'instru-
ments de choix, dont les artistes pour-
raient, dès lors, se servir en toute con-
fiance?
Pénétré de cette idée, j'en fis le sujet
d'une note que je soumis àl' Académie
des sciences, où sa lecture fut écoutée
avec beaucoup de bienveillance et de
courtoisie. Je m'attachai à démontrer
aux membres de l'Académie que la
détermination du « mouvement » ,
tout à fait négligée dans Tancienne
rausîque, tendait à prendre dans Tari
moderne une importance de plus en
pJuis grande; qu'à notre époque, une
petite fraction de seconde, ajoutée ou
j-etx-anchée à la durée de la mesure,
poxJ-vaît dénaturer le caractère d'un
mox-c eau, même dans les mouvements
lents où chaque mesure dure plusieurs
secondes; je leur citai Texemple
frappant des œuvres de Robert Schu-
mann, réglées àl'aide d'un instrument
défectueux et inexécutables quand on
suit les indications du métronome
écrites par l'auteur.
Quelque temps après, l'illustre Hirn
s'empara de la question ; dans un mé-
moire imprimé, il s'éleva contre mes
conclusions. Il démontra, par des
raisons scientifiques en dehors de mes
connaissances, que le double pendule
actionné par un mouvement d'horlo-
gerie, autrement dit le métronome
de Maelzely était un instrument par-
fait, et qu'il était inutile d'en cher-
cher un autre; je n'avais jamais dit
— 6 —
le contraire. 11 convenait que, dans la
pratique, sa précision laissait à dési-
rer, mais il ajoutait que cette précision
était bien suffisante pour lés besoins
de l'art musical. Distrait de ces idées
par mes travaux habituels, je ne ré-
pondis pas au mémoire de Hirn et lais-
sai dormir la question, me réservant de
la réveiller si l'occasion se présentait.
Depuis lors, Hirn publia son beau
livre sur V Espace céleste. Il y a dans
ce livre une partie mathématique qui
ne s'adresse qu'aux savants; mais il y
en a une autre, très importante, qui
peut être lue par quiconque aime à
penser, grâce à la clarté apportée par
l'auteur dans les questions les plus
ardues. Un jour, ce livre me tomba
sous la main, et sa lecture m'inspira
des réflexions que j'eus l'idée de sou-
mettre à l'auteur dans une lettre, tout
en profitant de l'occasion pour discu-
ter avec lui la question au sujet de
laquelle j'avais eu l'honneur de sa cri-
tique.
« Permettez-moi, lui disais-je, de
m'autoriser de votre incursion dans
le domaine de l'art pour mettre à
mon tour un pied sur le terrain de
la science, avec tout le respect qui
lui est dû, à propos de votre admi-
rable livre, et de vous faire part de
quelques réflexions qu'il m'a suggé-
rées. En invitant vos lecteurs à tirer
eux-mêmes leurs conclusions, n'avez-
vous pas, en quelque sorte, ouvert la
porte à tout le monde? Je me hâte de
— 8 —
VOUS rassurer en vous disant que ce
qui m'occupe n'est pas, à proprement
parler, la partie scientifique de votre
ouvrage, sur laquelle je vous crois
volontiers sur parole, mais sa partie
métaphysique. Vous avez abordé har-
diment des questions qui dépassent la
portée de Tesprit humain. A ces hau-
teurs, la distance qui sépare le savant
de l'ignorant disparaît, comme la dis-
tance de la terre au soleil en regard de
celle qui nous sépare des étoiles sans
parallaxe sensible, et chacun de nous a
le droit de parler de ces choses, parce
que nul ne peut se flatter d'être en cela
plus clairvoyant que son voisin..... »
Je me disposais à faire parvenir ma
lettre au célèbre astronome, quand la
— 9 —
mort vint brusquement le ravir à la
science.
De cette lettre, devenue sans objet,
est sorti ce livre (*).
(1) Des fragments de cette lettre ont été publiés
dans la Revue Bleue (9 août 1890).
PROBLÈMES
MYSTÈRES
PROBLEMES
ET MYSTÈRES
Ma première rencontre avec 1(3
Mont-Blanc fut extraordinaire.
Depuis une semaine, j'étais à Ge-
nève, attendant ^qu'un ciel impitoya-
blement couvert voulût bien s'éclaircir
pour me laisser apercevoir la célèbre
montagne; de guerre lasse, je partis
pour Sallanches où j'arrivai vers la fin
du jour.
Alors, subitement, une ouverture
— 14 —
circulaire se fît dans le plafond d'épais
nuages qui assombrissait la vallée;
par cette ouverture, à une hauteur
invraisemblable au-dessus de Thori-
zon, apparut en plein soleil le massif
du Mont-Blanc, étincelant dans le
ciel comme un astre subitement rap-
proché de la terre; et du coup je com-
pris la beauté suprême de la nature
inorganique.
La vie et la pensée ont pour nous
une telle importance, elles nous inté-
ressent à si haut point, que nous
sommes naturellement portés à leur
attribuer une valeur immense. La
mode — il s'en met partout — est de
voir la vie répandue à profusion dans
la nature; en réalité, elle parait n'être
dans l'Univers qu'un accident.
— 15 —
On a renoncé depuis longtemps
à mettre des habitants dans le Soleil,
masse gazeuse portée à Tincandes-
cence dans toute sa profondeur; il ne
saurait y en avoir non plus dans les
innombrables étoiles de la voûte cé-
leste, qui toutes sont des soleils. Ne
parlons pas de la Lune, rocher stérile,
ni de nos sœurs les planètes du sys-
tème solaire, la plupart trop jeunes
encore ou déjà trop vieilles pour que
la vie puisse y exister, dont Tune,
Uranus, est dans des conditions telles
qu'il semble impossible qu'elle y
existe jamais; ne parlons que de la
Terre où nous sommes. Il s'est écoulé
des millions d'années avant que solidi-
fiée, suffisamment refroidie, entourée
d'air et d'eau, elle ait pu devenir habi-
table au moins pour des plantes;
— IG —
d'autres millions d'années avant l'ap-
parition de l'homme. Maintenant, à sa
surface, la vie pullule; mais grattez
un peu cette croûte mince que nous
foulons sous nos pieds : que trouvez-
vous ? un globe de trois mille lieues
de diamètre, dans l'épaisseur duquel
aucun être vivant ne saurait trouver
place ; et le sommet des hautes mon-
tagnes est là pour nous avertir qu'une
légère diminution dans la densité de
l'air suffirait pour faire de la surface
entière de la Terre un désert glacé.
Il faut donc que l'Univers ait une
autre raison d'être que la production
de la vie et de la pensée; cette raison,
il serait inutile de la chercher. Mais
si nous ne pouvons la comprendre ni
même l'imaginer, le sens esthétique.
— 17 —
le plus délicat que nous possédions,
peut tout au moins nous faire pressen-
tir son existence.
Tous ceux qui ont escaladé les
cimes connaissent les impressions
spéciales qu'elles font naître; là où
cesse la vie, là où il n'y a plus que des
rochers et des glaciers dans l'azur
sans limite, on éprouve comme un
bonheur immense, surhumain; on
prend en pitié la ville d'où l'on sort,
la civilisation à laquelle on appartient;
on ne voudrait plus redescendre au
milieu des hommes.
Le croyant, dans son exaltation, se
sent plus près de Dieu; et pourtant, si
Dieu, comme on nous le dit, avait tout
fait pour la vie, et la vie elle-même
2.
— 18 —
pour rhomme, ces lieux déserts
devraient nous faire horreur : car la
vie en est absente et nous n'y saurions
demeurer sans mourir.
N'y aurait-il pas dans ce sentiment,
ou, pour mieux dire, dans cette sen-
sation, comme un instinct nous aver-
tissant que la vie, l'homme, la pensée
humaine elle-même comptent pour
peu de chose dans l'ensemble de la
Nature?
II
Écoutons les philosophes :
« Un corps peut-il penser? une
étendue en longueur, en largeur et en
profondeur peut-elle raisonner, dési-
rer, sentir? non, sans doute; car
toutes les manières d'être d'une telle
étendue ne consistent que dans des
rapports de distance; et il est évident
que ces rapports ne sont point des
perceptions, des raisonnements, des
sentiments, en un mot des pensées.
~ 20 —
Donc ce moi qui pense n'est point un
corps, puisque mes perceptions sont
tout autre chose que des rapports de
distance tous les rapports de dis-
tance se peuvent comparer, mesurer
exactement par les principes de la géo-
métrie; et l'on ne peut ni comparer
ni mesurer de cette manière nos per-
ceptions et nos sentiments. Donc mon
âme n'est point matérielle c'est
une substance qui pense, et qui n'a
nulle ressemblance avec la substance
étendue dont mon corps est com-
posé »
Il n'y a rien à répondre à cela; mais
c'est de la métaphysique pure et l'on
peut raisonner tout autrement.
Qu'est-ce que l'intelligence ? qu'est-
— 21 —
ce que la pensée? Nous n'en savons
rien. Faire de l'intelligence une entité
spéciale est une supposition gratuite,
alors que l'observation nous la montre
toujours associée à un corps vivant; et
si l'on ne veut abandonner toute logi-
que, il faut, ou refuser une partie
spirituelle à l'homme, ou l'accorder au
dernier des infusoires, qui montrent
une intelligence bornée à la recherche
de leur nourriture, mais indéniable;
on les voit se mouvoir en tous sens, se
détourner des obstacles, lutter contre
des forces contraires, donner enfin le
spectable de mouvements dirigés par
une volonté consciente. N'ayant pas
de cerveaU; ils ne sauraient penser, de
même que, privés d'yeux, ils ne peu-
vent connaître la vision distincte;
mais ils sont néanmoins sensibles à la
^22 —
lumière ; mais ils ont déjà la sensation
et la volonté. Or la volonté fait partie
des facultés dites immatérielles.
Connaissez - vous l'Hydre d'eau
douce ? c'est une petite bête mesurant
quelques millimètres, sans cerveau et
sans yeux, parfaitement féroce d'ail-
leurs.
fen ai fréquenté une qui habitait
un grand bocal, fixée à la paroi de
verre. L'ayant placée à Fopposé du
jour, je l'ai retrouvée, quelques heures
après, du côté de la fenêtre; elle avait
senti la lumière, et fait un trajet
énorme pour elle afin de s'en rappro-
cher.
On nous élève dans l'idée que Tins-
— 23 —
tînct seul dirige les actes des animaux,
et nous passons ensuite notre vie à
nous étonner des signes d'intelligence
qu'ils ne cessent de nous montrer.
Avez-Yous remarqué que tous les pro-
priétaires de chiens croient posséder
des phénomènes? A les entendre, il
n'y en a pas de pareil au leur, il est
extraordinaire, son intelligence est
plus qu'humaine, il ne lui manque que
la parole et cela uniquement parce
qu'ils ont été à même de l'étudier;
celui du voisin en fait tout autant.
La supériorité énorme de l'intelli-
gence humaine, correspondant à un
développement spécial du cerveau,
tout différent de celui des animaux les
plus voisins de nous dans l'échelle des
êtres, nous rend très orgueilleux. En
— 24 —
vain nous retrouvons dans tous les
vertébrés les mêmes dispositions ana-
tomiques, la même structure que chez
l'homme : nous nevoulorfs rien avoir
de commun avec eux. L'homme, dit^
on avec indignation, ne serait qu'un
animal comme les autres ! non assu-
rément; mais l'homme n'est qu'un
animal d'an ordre plus élevé que les
autres; et il est aussi impossible de
prouver qu'il possède une partie im-
matérielle qu'il est impossible de le
nier, par la raison que cela échappe à
toute espèce d'expérimentation; par
la raison que les mots Esprit et Ma-
tière expriment des idées purement
métaphysiques, qui n'ont rien à voir
avec les faits.
Pour les anciens, ce qui se voit, ce
— 25 —
qui se touche, était de la matière ; le
reste ne Tétait pas. Le mot Spiritus
signifiait à la fois l'esprit et le vent;
pour les philosophes de l'antiquité, le
vent, la flamme môme n'étaient pas
matériels. Un vent impétueux, des
langues de feu (probablement des ai-
grettes électriques) sont les signes de
l'apparition du Saint-Esprit lors de la
Pentecôte. Nous n'en sommes plus là;
tout ce qui n'est pas du domaine de la
pensée, pour les modernes, est ma-
tière; mais on reconnaît toujours,
sous le nom de faits matériels et im-
matériels, deux ordres de faits diffé-
rents. On ne veut pas que le cerveau
sécrète la pensée, alors que chacun
sent parfaitement qu'il pense avec sa
tête, non avec sa main ou son pied; on
ne veut pas que des agents matériels
— 26 —
influent sur la volonté, alors qu'il suf-
fit de quelques gouttes d'alcool pour
nous faire déraisonner.
Nous constatons à chaque instant
l'action des agents matériels sur la
pensée, et de la pensée sur le corps ;
donc il y a entre ce que nous appelons
Matière et ce que nous appelons Es-
prit, une chaîne ininterrompue ; donc
l'un et l'autre appartiennent à un
même ordre de faits, non à deux
ordres de faits qui s'excluent; donc
il n'y a ni esprit, ni [matière, au
sens que l'on attribue à ces mots, il y
a autre chose, un ordre de faits que
nous ne connaissons pas encore, au-
quel tous les phénomènes se ratta^»
chent, et dont la connaissance seule
pourrait nous conduire à celle de la
— 27 —
substance de l'Univers, de la nature
des êtres et des choses.
Il y a les corps que nous touchons,
que nous voyons, que nous sentons,
mais dont la nature essentielle nous
est inconnue ; nous ne connaissons que
leurs propriétés. 11 y a le « je-ne-sais-
quoi » dont les vibrations se manifes-
tent sous forme de lumière, de cha-
leur et d'électricité ; il y a l'attraction
universelle ; il y a les phénomènes vi-
taux. Autant de problèmes, autant de
mystères. Si nous tenions la clef de
toutes ces questions, si nous les avions
résolues, si nous savions par expé-
rience, à n'en pouvoir douter, que la
force vitale est impuissante à engen-
drer la pensée, quelle frontière sépare
l'intelligence humaine de l'intelli-
— 28 —
gence animale ; si nous savions, enfin,
une foule de choses que nous ne
savons pas, nous serions en droit d'af-
firmer l'existence de l'âme purement
spirituelle. Mais nous ignorons la na-
ture de la force vitale; mais nous
voyons l'intelligence, d'abord rudi-
men taire, ensuite de plus en plus sem-
blable à la nôtre, exister chez les ani-
maux. Nous voyons, disons-nous,
quand nous ne fermons pas les yeux
pour ne pas voir. L'école spiritualiste,
sentant le danger, n'a jamais voulu
accorder à l'animal autre chose que
l'instinct, en se gardant bien de défi-
nir et de limiter cet instinct. Un
évoque célèbre, montant un jour à la
tribune de la Chambre des députés
pour flétrir les abominations ensei-
gnées par les philosophes modernes.
— 29 —
signalait entre autres au mépris public
cette proposition :
(( Il y a des animaux qui réfléchis-
sent. ))
Dieu est incompréhensible, il n'est
pas illogique ; un pur esprit peut être
partout et nulle part tout à la fois,
n'ayant aucun rapport avec l'espace. ;
Mais comment une âme, de nature
immatérielle, peut-elle habiter un
lieu déterminé, un cerveau humain?
C'est ce que personne n'a jamais pu
dire. Il est vrai que l'attraction uni-
verselle, la propagation indéfinie de la •
lumière, sont tout aussi mystérieuses
quant à présent; mais ce sont là
des faits, il faut bien les admettre.
L'Ame n'est qu'un moyen d'expli-
3.
— 30 —
quer la production de la Pensée.
Déjà le poète Lucrèce niait l'exis-
tence de Tàme humaine, comme il
niait celle des dieux de l'Olympe;
aussi l'appelle-t-on encore l'impie
Lucrèce : ses œuvres sont tenues à
l'écart de l'enseignement classique. Il
ne faut pas s'en étonner. Dès les temps
anciens, la métaphysique a installé
dans le monde une singulière façon
de raisonner : au lieu de chercher la
vérité en elle-même et pour elle-même,
on examine d'abord quelles consé-
quences telle ou telle idée pourrait
avoir, si elle était vraie. Nul ne pour-
rait dire à quel point cette méthode a
entravé la marche de l'humanité.
Quoiqu'il arrive d'ailleurs, on par-
— 31 —
lera toujours d'âme, d'esprit et de ma-
tière, comme on parle de la voûte
céleste, du lever et du coucher des
astres, bien que tout le monde sache
depuis longtemps qu'il n'existe au-
cune voûte au-dessus de nos têtes et
que les astres ne se sont jamais levés
ni couchés; ce sont façons de parler
dont on ne saurait se déprendre, vu la
difficulté de les remplacer.
III
• L'histoire serait longue à faire, de
la lutte de la Raison contre la Foi,
dans notre beau pays de France. Un,
moment, la Raison y eut des autels,
et le fait seul de l'avoir déifiée montre
Tétat d'esprit de ses adorateurs. La
•
Foi, persécutée, tenait alors le beau
rôle. Sous la Restauration, elle reprend
sa liberté et s'empare du pouvoir dont
elle s'empresse d'abuser; c'est alors
que par une réaction naturelle naît
l'incrédulité moderne, — très diffé-
— 34 —
rente de celle des « libertins » du
XVIIP siècle, — d'un caractère bizarre
et passionné : Fincrédulité roman-
tique. On ne croit pas, et on se désole
de ne pas croire; la célèbre apos-
trophe d'Alfred de Musset — « Dors-tu
content y Voltaire ? » — est la plus
parfaite expression de cet état d'âme.
Vingt ans plus tard, l'incrédulité s'é-
tait fortifiée, on ne se désolait plus.
« Guerre au surnaturel », disait la
jeunesse libre-penseuse : « c'est l'en-
nemi )). M. Louis Figuier écrivait sa
heMe Histoire du surnaturel y dans
laquelle il montrait le miracle dispa-
raissant partout devant la science,
comme la nuit au contact du jour.
L'analyse s'arrêtait aux miracles de
l'Écriture sainte : on était alors aux
beaux jours de l'Empire, et si l'auteur
— 35 -^
avait tenté d'expliquer le miracle des
Noces de Cana, son livre, cité en jus^
tîce et condamné pour « outrage à la
morale religieuse », eût été supprimé.
Pendant ce temps, la Foi, qui voyait
lui échapper les intelligences vives et
avides de liberté, avait tenté, par un
mouvement hardi, de s'accommoder
aux idées modernes et de faire bon mé-
nage avec la science. A part quelques
dogmes sur lesquels elle ne pouvait
transiger, et qui, par leur nature même
de mystères impénétrables, échappent
au raisonnement, liberté de croire ou
de ne pas croire était laissée aux fi-
dèles. Le nom de M. de Montalembert,
chef des catholiques libéraux, brillait
alors — qui s'en douterait aujour-
d'hui? — d'un éclat presque solaire.
— 36 —
On sait comment Pie IX accueillit ces
auxiliaires qui venaient à lui, les mains
pleines de bonnes intentions : « ces
sortes de pestes », tel fut le mot cruel
qu'il leur jeta à la face, du haut du
Syllabus. Il referma et verrouilla pour
jamais les portes qu'on avait eu l'au-
dace d'ouvrir toutes grandes à l'air et
à la lumière. Louis Veuillot fut l'ou-
vrier de cette réaction ; sa lutte contre
la partie libérale du clergé atteignit
aux dernières limites de la violence ;
M^"" Dupanloup, prenant la plume de
Cicéron, lui écrivit un jour : « Votive
conduite dans VEglise, monsieuVy
nest plus tolérable ! » et tout le
pamphlet continuait sur ce ton. Ap-
puyé par le Pape, soutenu par la puis-
sante corporation des jésuites, le
journaliste ne s'arrêta pas, et l'on vit
— 37 —
ce spectacle étrange : un laïque victo-
rieux du clergé dans des questions
religieuses. Puis le pape promulgua ses
nouveaux dogmes et toute tentative de
libéralisme disparut de FÉglise.
Triste époque pour les esprits, nom-
breux alors, que ce libéralisme avait
séduits, également incapables de se
passer de religion et de se résoudre à
humilier leur raison, comme TÉglise
l'ordonne. Il leur vint un messie dans
la personne de Renan, inventeur de
la religion sans foi ; le succès prodi-
gieux de ce système a montré qu'il
venait bien à son heure, sur un terrain
préparé. Renan était enchanté, disait-
il, de n'appartenir à aucune religion
pour pouvoir les goûter toutes; ce
gourmet des sanctuaires n'avait pas
— 38 —
tort : il y a dans les religions un attrait
et un charme qui ne se retrouvent pas
ailleurs, une source admirable d'art et
de littérature; et pour que cette source
coule, lafoi n'estpas du tout nécessaire.
Vénus, Diane, à qui personne ne croit
plus, inspirent toujours nos peintres
et nos sculpteurs ; il n'y a pas de plus
hauts sommets que le Requiem y le Te
Deum et V Enfance du Christ dans
l'œuvre de Berlioz, dont l'incrédulité
était aussi complète que possible. Le
dilettantisme de Renan est parfaite-
ment légitime ; ce qui l'est moins,
c'est qu'on ait voulu faire de ce dilet-
tantisme une doctrine, une religion
sans foi n'étant pas plus une religion
qu'un civet sans lièvre n'est un civet.
Sans doute, la beauté du style de
Renan, l'entraînement de sa parole
— 39 —
auront été pour beaucoup dans la fa-
veur accordée à sa douce philosophie.
Malgré tout, on a senti bientôt qu'elle
manquait de solidité; le tolstoïsme
aidant, on a voulu revenir à la foi. « Il
faut croire », nous a-t-on dit. — Que
croire ? — « Peu importe ; ce que vous
voudrez. Ce sera vrai, du moment que
vous le croirez. »
Et Ton s'est mis à croire n'importe
quoi, on s'est passionné pour le Boud-
dhisme, on a ressuscité toutes les
vieilles légendes ; sous prétexte de
Folklorisme, on s'est plongé jusqu'au
cou dans les contes de bonne femme
les plus insignifiants ; on a calomnié
la science, accusée de ne rien faire
pour le bonheur de l'humanité. La
vérité est devenue suspecte ; que vou-
— 40 --
lez-vous ? elle n'est pas consolaiiLo, et
Ton veut avant tout être consolé ; si la
vérité est désagréable, mieux vaut ne
pas la regarder : ainsi fait F autruche.
Le goût du jour est d'être indulgent à
Terreur, sympathique à l'illusion. Un
vieux républicain, blanchi sous le
harnais, n'a pas craint d'écrire : « La
légende est la vérité des philosophes,
l'histoire est la vérité des portières. »
Ne dites pas que deux et deux font
quatre. Mon Dieu ! on ne vous dit pas
le contraire ; mais pourquoi l'affirmer
aussi brutalement ? cela peut blesser
des consciences délicates. Ne soyez
donc pas tout d'une pièce, et sachez
respecter les mystères qui se cachent
dans les replis de l'âme humaine.
On disserte sur ce ton, sans fin, par-
— 41 —
fois en très beau style, avec la convic-
tion de travailler ainsi au salut de la
Société. Tout cela, bien entendu, ne
sort pas d'une élite ; mais à cette élite
incombe la tâche de guider les foules,
et si elle s'égare dans les rêveries et
les subtilités, les foules qui sont inca-
pables de la suivre dans une pareille
voie restent livrées à elles-mêmes.
IV
Il y a déjà longtemps qu'on a dit :
(( Du jour où les Romains ont cessé
de croire aux poulets sacrés, c'en a
été fait de l'Empire romain. »
On en a conclu que les Romains
avaient- eu tort de ne plus croire aux
poulets sacrés, oubliant que leur plus
grand tort était d'avoir assis un empire
sur une base aussi fragile.
En tous temps, en tous lieux, nous
— 44 —
retrouverons ce fait : une société fon-
dée sur une religion. Ce qui donne aux
religions leur solidité, c'est qu'elles
sont acceptées comme l'expression de
la vérité absolue ; là est aussi leur
faiblesse. Un jour vient où les besoins
de la société qui se développe ne sont
plus en harmonie avec son organisa-
tion théocratique, un jour où les intel-
ligences, désireuses de penser par
elles-mêmes, ne s'accommodent plus
de l'enseignement théosophique ; on
s'aperçoit que la prétendue vérité n'é-
tait qu'un brillant mensonge : la reli-
gion s'écroule et la société avec elle.
Les peuples chrétiens arrivent à ce
moment critique.
Une seule civilisation connue
— 10
échappe à cette loi, c'est la civilisation
chinoise. Les Chinois, comme les au-
très peuples, ont des croyances et des
superstitions, mais ce n'est pas sur
elles que la société est fondée : c'est
sur le respect de la famille et le culte
des ancêtres. Peut-être est-ce pour
cela que la société chinoise compte
cinq mille ans d'existence.
A l'origine des sociétés civilisées, la
science naît à l'ombre des temples ;
science et religion vivent ensemble en
bonne intelligence, se prêtant un mu-
tuel appui. La science grandissant
chaque jour, alors que la religion de-
meure immobile, bientôt celle-ci se
sent menacée et devient pour son an-
cienne protégée une implacable enne-
mie. Le Polythéisme a inquiété les
— 46 —
Pythagoriciens, qui avaient trouvé la
clef du système de TUnivers, et cette
clef a été perdue jusqu'au jour où Co-
pernic Ta retrouvée ; pendant des siè-
cles, le monde a été condamné aux
pires folies cosmogonîques, dans l'in-
térêt des dieux de l'Olympe. Parlerons-
nous de Galilée? exagérée par les
ennemis de l'Église, atténuée par ses
apologistes, l'histoire de sa persécu-
tion demeure accablante pour ceux
qui avaient alors la prétention de com-
battre l'erreur et d'ino-poser la vérité.
La science, depuis deux siècles,
s'est énormément développée. Sa re-
vanche est terrible ; en vain les tem-
ples regorgent de fidèles, en vain des
milliers de chaires sacrées répandent
la parole de Dieu ; on sent, on sait que
— 47 —
la foi n'y est plus. Des enthousiastes,
assoiffés d'idéal, attendent avec anxiété
une foi nouvelle; ils attendront en
vain ! ce ne sont pas seulement les
dogmes qui s'usent, c'est l'aptitude
même à croire qui se perd : l'athéisme
envahit le monde. Ici il faut nous arrê-
ter ; la chose en vaut la peine.
L'athéisme, avouons-le, est fort mal
porté. Beaucoup de gens reculent
devant lui par répulsion pour une
tourbe qui nie Dieu afin de s'affranchir
de toute règle, de tout frein, pour
n'avoir d'autre loi que la satisfaction
des appétits les plus vils ; il y a de
quoi faire reculer en effet, pour peu
qu'on ait quelque délicatesse.
D'ailleurs, une négation n'est pas
— 48 —
une doctrine. C'est avec des affirma-
tions que Ton fait œuvre qui dure ;
la négation ne saurait être que sté-
rile.
Les preuves de l'existence de Dieu
sont irréfutables. Elles n'ont contre
elles que ceci, d'être en dehors du
domaine de la science et d'appartenir
entièrement à celui de la métaphysi-
que. Or, presque toujours, quand la
métaphysique s'est trouvée aux prises
avec les faits, elle a été vaincue ; Re-
nan a osé dire qu'elle n'existait plus.
Cependant, notez ce point : elle a été
vaincue presque toujours, mais non
pas toujours ; elle a parfois rencontré
la vérité. Quant à la science, si loin
qu'elle puisse aller, elle rencontre
une limite où sa lumière ne pénètre
— 49 —
pas; on dit alors : Dieu est là.
Mais, chaque jour, la lumière de la
science pénètre plus avant dans Tin-
connu, et il est arrivé une chose
effrayante : à mesure que la science
avançait, Dieu a reculé.
Il est maintenant au fond de Tin-
fini, intangible et inaccessible, hors
des atteintes de la raison impuissante.
D'après l'enseignement théologique,
il est le créateur du monde, mais d'un
monde fini, limité, destiné à dispa-
raître un jour : « Les cieux et la terre
passeront », dit l'Ecriture.
Or, les philosophes s'accordent au-
jourd'hui pour admettre que l'Univers
n'a pas de limite et qu'il n'aura jamais
— so-
dé fin. D'aucuns veulent qu'il ait eu, à
une époque fabuleusement reculée,
un commencement, ce qui suppose
un créateur ; d'autres, avec quelque
apparence de raison, pensent que
n'ayant ni limite, ni fin, il ne saurait
avoir de commencement.
Il est certain que l'existence éter-
nelle d'un univers doué de propriétés
qui développent fatalement son évolu-
tion n'est pas plus difficile à admettre
que celle d'une volonté éternelle, in-
dépendante du temps et de l'espace,
douée de la faculté créatrice et tirant
ce même univers du néant.
Sous le nom de Providence, Dieu est
censé veiller sur le monde. Y a-t-il
réellement une providence ? rien n'em-
— 51 —
pêche d'y croire ; mais pour préserver
un clocher de la foudre ou une ville
de répidémie, un paratonnerre vaut
mieux qu'une croix, des précautions
sanitaires sont plus efficaces que des
processions: tout le monde en con-
vient.
Malheureusement ni le paraton-
nerre ni Fhygiène ne peuvent préser-
ver la Société des fléaux qui menacent
son existence.
EDA KL'
HAIV/AHD UMiVERSITY
La Société, nous dit-on, ne sera sau-
vée que par l'Évangile. On ne nous
dit pas comment, et il serait inutile
de nous le dire ; le mot suffit. Il est si
doux à prononcer, si doux à entendre I
il éveille de si suaves idées I on perd
son temps à critiquer l'Évangile ; Vol-
taire y a usé ses dents. C'est en vain
qu'il a mis au jour tout ce qu'il a pu y
découvrir de choses niaises ou ridi-
cules ; ces choses, on ne veut pas les
5.
— 54 —
voir. Tous les livres saints contiennent
ainsi d'admirables pensées, mêlées à
des étrangetés dont le fidèle ne s'in-
quiète jamais ; si elles sont trop cho-
quantes, il en est quitte pour s'estimer
incapable de les comprendre. Pour ce
qui est de Voltaire, il avait eu un mot
révoltant : « Écrasons l'infâme/ »
— infâme, le doux Fils de Marie, l'ir-
résistible charmeur qui entraînait les
foules, le justicier qui chassait les
vendeurs du temple, le martyr qui
pardonnait à ses bourreaux ! après
un tel mot, on ne peut plus rien en-
tendre.
Il n'est pourtant pas inutile de re-
chercher, dans les parties de l'Évangile
que tout le monde connaît, où se trou-
vent ces fameux remèdes qui doivent.
— 55 —
comme on dit, « sauver la société ».
Selon toute apparence, la famille,
le travail, l'épargne sont à la base de
la société telle que le mondô moderne
la comprend.
Rien de cela n'existe dans l'Évan-
gile.
Les disciples de Jésus quittent tout,
famille et emploi, pour le suivre, et
dès lors ne s'adonnent plus à aucun
travail, vivant aux dépens de tout le
monde. « Ne vous préoccupez pas du
boire et du manger », leur dit le
Maître ; « Votre Père qui est aux cieux
vous nourrira. Voyez le lys des champs :
il ne travaille point, il ne file point,
et pourtant il est mieux vêtu que Sa-
— 5G —
lomon dans toute sa gloire ». On se
scandalisait de voir le Fils de THomme
fréquenter des gens de mauvaise vie,
et manger avec eux ; mais, comme tous
les oisifs, Jésus et ses disciples man-
geaient où ils pouvaient, trop heureux
d'accepter l'invitation d'où qu'elle
vînt : aujourd'hui chez un riche mar-
chand, demain chez une courtisane
convertie par la parole du Maître, lès
autres jours n'importe où. Nulle part
vous ne rencontrerez cette idée que
l'homme doive, par son travail, se suf-
fire à lui-même ; ceux qui possèdent
sont tenus de faire l'aumône, les autres
de l'accepter. Aucune fierté : si l'on
vous souffleté, vous devez tendre l'au-
tre joue. Nul patriotisme : « Si les lois
de votre pays ne vous conviennent
pas, secouez la poussière de vos san-
— 57 —
dales et allez dans un autre ». Les
préceptes, vous les connaissez : Aimez-
vous les uns les autres, soyez parfaits
comme votre Père céleste est parfait,
redevenez semblables à de petits en-
fants qui viennent de naître ; on pour-
rait ajouter : marchez sur la tête,
prenez la lune avec les dents, car tout '
cela n'est pas praticable ; le premier
précepte, qui paraît au premier abord
d'une application facile, a été plus
admiré que pratiqué ; après dix-neuf
siècles, les nations chrétiennes en
sont encore à s'épuiser en armements
sanguinaires, et des écrivains dévots
ont jugé la guerre une chose sainte et
nécessaire !
Le Maître est remonté au ciel : voici
la société chrétienne à son berceau.
— 58 —
SOUS la tutelle des apôtres. Gomment
vont-ils l'organiser ? d'une façon bien
simple : chaque fidèle leur apportera
son avoir, et le total sera distribué éga-
lement entre tous. L'un d'eux ayant
(( triché » en gardant devers lui quel-
que somme, saint Pierre, d'un geste,
rétendit mort à ses pieds.
Ainsi, suppression du travail, affai-
blissement des caractères, partage des
biens sous peine de mort, voilà ce que
nous donne l'Évangile comme base de
la société. A la bombe près, cela res-
semble singulièrement à l'anarchisme,
qui se pique aussi de charité, à l'occa-
sion.
Aussi bien n'est-ce pas précisément
sur l'Évangile, comme on se plaît à le
— 59 —
dire, qu'est édifié le monde moderne ;
rÉvangile n'est qu'un symbole. En
le prenant uniquement pour guide, on
arrive à des résultats surprenants,
témoin le célèbre romancier philoso-
phe qui de fil en aiguille est arrivé à
prétendre qu'il était coupable de se
laver à grande eau et criminel de per-
pétuer notre espèce. La vraie base est
dans la doctrine des Églises qui ont
pris l'Évangile pour drapeau, principa-
lement de l'Église catholique. Tout y
part de ce principe : l'homme est de
passage sur la terre, son but est le ciel,
sa vie doit tendre uniquement à lui
mériter une éternité bienheureuse.
Cela mène à de hautes vertus, meil-
leures assurément pour une société
que les vices contraires ; mais ces ver-
— 60 —
tus, par elles-mêmes, ne sont pas
sociales; si la société chrétienne a
vécu sur ce fond, c'est que la Nature,
qu'il est impossible de comprimer
complètement, a réclamé ses droits et
est venue mitiger la rigueur des prin-
cipes ; c'est que, comme disent les
livres de piété, on croit, mais on vit
comme si l'on ne croyait pas, ou
comme si l'on croyait un Évangile
contraire à celui que l'Église explique
et enseigne ; c'est que l'Église elle-
même, tout en interprétant les Écri-
tures de la façon la plus large, de par
l'autorité qu'elle prétend tenir de Dieu
même, a su dans l'application de ses
immuables doctrines joindre une
grande habileté aune grande souplesse.
Sans ces tempéraments, qu'arriverait-
il? l'Église bénissant le mariage, mais
— 61 —
lui préférant hautement la continence
et la virginité, si la foi chrétienne était
universellement pratiquée, si elle était
réellement vive et efficace, le monde
se peuplerait de cloîtres ; ce ne serait
pas seulement la mort de toute civili-
sation, ce serait la fin de Tespèce
humaine.
L'Église nous apprend que l'ordre
de la Grâce, qui est celui de Dieu, est
opposé à Tordre de la Nature, qui
est celui du Diable ; elle ne se pré-
occupe guère des lois naturelles,
si bien qu'un brillant académicien,
faisant l'éloge des vertus chrétiennes,
s'est vu conduit à déclarer qu'elles
étaient contre nature. L'idée chré-
tienne place avant tout l'intérêt bien
compris de l'individu, la Nature sa-
6
— 62 —
crifîe l'individu à la conservation de
l'espèce ; différence fondamentale,
scission radicale qu'on a cherché à
dissimuler dans la pratique, mais qui
reste au fond des choses et reparaît
toujours, de temps en temps, à la sur-
face. Le vrai chrétien parle avec mépris
et défiance de « science humaine » et
d' (( art profane » ; les grands génies
lui sont suspects, les belles créations,
les découvertes scientifiques ne l'inté-
ressent pas. A quoi bon rechercher les
précieux vestiges du passé, fortifier et
améliorer la race, pénétrer les secrets
de l'univers, mesurer le cours des
astres ou épeler le livre mystérieux
des microbes? Une seule chose im-
porte : sauver votre âme. La charité
chrétienne, si touchante dans ses ef-
fets, l'est peu dans son essence : pro-
— 63 —
curer au prochain une bonne mort et
se préparer à elles-mêmes des mérites
pour Tautre vie, il n'y a pas autre
chose pour lésâmes vraiment pieuses,
qui font profession d'un parfait déta-
chement. (( Voyez », me disait un jour,
avec un angélique sourire, un jeune
prédicateur revêtu de la robe blanche
de St-Dominique, « ne suis-je pas
dans mon état normal? j'ai pourtant
reçu ce matin la nouvelle de la mort
de ma mère ; nous autres, qui sommes
détachés de tout, ne sommes pas
troublés par de pareilles choses ».
Hâtons-nous de dire qu'on arrive rare-
ment à une telle perfection.
Mais, objocte-t-on, sans foi, sans
croyances, que deviendront les
hommes ? rien ne les retiendra ; avant
— Cl —
perdu l'espoir d'une TÎe meilleure, la
crainte d'un châtiment éternel, ils ne
songeront qu'à vivre le plus heureuse-
ment possible, aux dépens des autres
s'il est nécessaire ; l'égoïsme sera la loi
du monde, tous les vices se donneront
carrière : aucune société ne saurait
s'accommoder de pareils éléments.
Cela est bon à dire ; on rend les en-
fants sages en les menaçant de la colère
de Croquemitaine ; mais quand ils ont
perdu la foi en Croquemitaine, il est
impossible de la leur rendre sous pré-
texte qu'elle était d'un usage com-
mode.
Les hommes sont en grand danger
de perdre toute croyance. Il faut s'ha-
bituer à cette idée, et chercher s'il n V
— 65 —
aurait pas moyen de trouver dans la
Nature seule les bases d'une morale et
d'une société.
Cherchons,
VI
L'homme, comme la fourmi, comme
Fabeille, ne peut vivre qu'en société.
Chacun avant besoin de tous, se doit
à tous. Cela suffit pour l'abeille et pour
la fourmi ; cela ne saurait suffire pour
l'homme, qui a d'autres horizons. Re-
marquons en passant que l'abeille et
la fourmi nous donnent déjà l'exemple
de véritables vertus sociales : l'ordre,
la prévoyance, le dévouement à la
— 08 —
cause commune, l'amour du travail.
Cependant il nous faut autre chose;
cherchons encore.
Le matérialiste vulgaire n'a cure du
passé, se moque de l'avenir. Ne pense
pas à demain, dit-il, jouis du moment
présent : carpe (Liera. Il ne songe
pas à ceci : le moment présent nous
échappe; il est impossible à l'homme
de le saisir.
Le moment où je parle est déjà loin de moi.
Le Présent est dans le temps ce
qu'est dans l'espace le point mathéma-
tique, dont une suite forme la ligne,
mais que personne n'a vu ni ne verra
jamais : une frontière entre la réalité
et l'abstraction.
— G9 —
S'il y avait pour le temps un micros-
cope comme il y en a un pour Tespace,
on aurait beau employer des grossisse-
ments indéfiniment plus forts, on ne
verrait jamais le moment présent.
Il n'y a de vraiment réel que le Passé
qui n'est plus et l'Avenir qui n'est pas
encore.
Dès lors ce n'est pas à l'Humanité
présente que se doit l'homme ; c'est à
l'Humanité passée et à l'Humanité
future.
Cette double loi donne une raison
d'être à toutes les actions humaines ;
elle donne la clef d'une foule de senti-
ments inhérents à l'homme, qui ne
sont pas explicables autrement.
— 70 --
L'homme se doit à ceux qui Font
précédé ; de là le devoir pour les en-
fants de soigner leurs parents et de
respecter leur vieillesse; de là le culte
des ancêtres, l'orgueil légitime d'une
longue race de preux dont on conserve
et honore la mémoire; de là la re-
cherche des vestiges du passé le plus
reculé, le désir de faire revivre, autant
que faire se peut, les temps écoulés ; la
conservation des anciennes coutumes,
des monuments et des chefs-d'œuvre
des âges antérieurs, des langues mortes
et de leur littérature, l'étude de l'His-
toire et le sentiment profond que ces
œuvres sont bonnes et nécessaires, ce
fait que les esprits cultivés se sont tou-
jours passionnés pour des études en
apparence inutiles. Qui de nous ne s'est
senti révolté en vovant détruire un
— 71 —
objet d'art ancien ou un souvenir his-
torique, ne s'est réjoui en apprenant
que des fouilles avaient mis au jour
quelque débris des civilisations dispa-
rues? En pénétrant dans un musée,
en visitant la merveilleuse Pompéi ,
qui de nous n'a senti vibrer, au plus
profond de son être, des cordes mys-
térieuses?
L'homme se doit à ceux qui le sui-
vront. De là, la sollicitude des parents
pour leurs enfants, les soins apportés
par la Société à leur éducation ; la cha-
rité, cherchant à assurer l'avenir des
déshérités ; le développement, l'intérêt
énorme de la science, qui prépare le
terrain pour l'humanité future ; la rai-
son d'être de la science pure, étudiant
les faits sans se préoccuper de l'utilité ,
— 72 —
qui viendra plus tard, le dévouement
du savant entreprenant des travaux
qui ne seront terminés que longtemps
après lui, la confiance de l'artiste mé-
connu, en appelant au jugement de la
postérité, l'ambition de vivre le plus
longtemps possible dans la mémoire
de ses semblables, d'immortaliser son
nom par des œuvres ou par des actes.
Quand le vieillard de La Fontaine
dit ce vers délicieux :
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage î
n'est-il pas plus touchant que s'il nous
entretenait du salut de son âme?
« Et la .morale? »
La morale, dans une société orga-
— 73 —
nisée sur cette base, serait probable-
ment un peu modifiée, ainsi qu'il est
arrivé toutes les fois que Taxe de la
civilisation s'est déplacé. L'intérêt du
genre humain tout entier, l'avenir de
la race primant l'intérêt individuel,
cela ne pourrait se faire sans changer
le point de vue dans bien des ques-
tions. La maternité serait sacrée, et
peut-être ne verrait-on plus de malheu-
reuses jeunes femmes honnies, persé-
cutées, privées de secours alors qu'elles
en ont le plus besoin, étranglant leurs
enfants pour échapper à la honte et à
la misère, parce qu'avant d'accomplir
leur fonction de propagatrice de l'es-
pèce elles auraient négligé certaines
formalités; peut-être s'apercevrait-on
que le vice consiste, en certains cas,
moins à faire des enfants qu'à n'en pas
— 74 —
faire. Peut-être Texploitation à ou-
trance de la nature par Thomme, sans
souci des conséquences ultérieures,
celle de l'homme lui-même par son
semblable, dans un but de lucre, cesse-
raient-elles d'être pratiquées. Ce serait
une autre morale, ce ne serait pas l'ou-
bli de toute morale ; bien loin de là.
Et l'idéal, et T « au-delà»?
Est-ce que vousn'avez pas la science ?
Est-ce que vous n'avez pas l'art? En
feit de mystère, qu'y a-t-il de plus
profond que là Nature? En fait d'idéal,
qu'y a-t-il de plus élevé que l'Art?
Le Bien, dit-on, est supérieur au
Beau; c'est bien possible. Mais du
jour où la solidarité universelle se-
rait pratiquée, le bien serait général ,
— 75 —
on ne s'en inquiéterait pas plus que
de Tair qu'on respire quand il est
pur ou de la santé quand on est
bien portant ; resterait le beau, auquel
on doit toujours tendre par un effort,
qui est Tart. Rien n'est plus mysté-
rieux que l'art. Qui dira pourquoi un
chef-d'œuvre diffère à tel point d'une
œuvre ordinaire, pourquoi il y a un
abîme entre un bras dessiné par Ra-
phaël et le même bras dessiné par
n'importe quel artiste habile? Nul ne
le sait; Si ce n'est pas de 1' « au-delà »,
où faudra-t-il aller en chercher?
Dans l'Infini.
Mais rinfîni n'est pas à notre portée.
On en parle beaucoup cependant ; quel- '
ques personnes paraissent même avoir
— 76 —
avec rinfîni des relations assez fami-
lières. Sait-on bien de quoi l'on parle?
L'Infini ne serait-il pas, dans certains
cas, un mot à effet, un simple procédé
littéraire qu'on prendrait pour la source
des grandes pensées?
La Science, l'Art, c'est fort bien.
Mais tous ne sont pas aptes à la science,
tous n'ont pas le sentiment de l'art.
Autrement dit, le Vrai, le Beau ne
sont pas du goût de tout le monde.
Réduite à ces termes , la proposition
prend un aspect monstrueux.
Et pourtant elle est vraie; la haine
de la science, la haine de l'art existent.
— 77 —
N'est-il pas horrible que Ton puisse
dire : le laid, le faux, sont préférés au
beau et au vrai? Cela ne doit pas être,
et cela ne serait pas si Ton élevait au-
trement les enfants, qu'on élève au
rebours du bon sens.
Voyez ce qui se passe dans le do-
maine du Vrai.
Tous les enfants sont observateurs,
tous ont le goût des sciences naturelles;
loin d'encourager ce goût, on le com-
bat. L'enfant apporte à sa mère une
plante et un insecte qu'il a trouvés, et
lui demande ce que c'est. Que fait la
mère? elle jette la plante qu'elle traite
de mauvaise herbe, écrase l'insecte et
donne une tape à l'enfant ; c'est plutôt
fait que de lui donner des explications
— 78 —
qu'elle serait d'ailleurs, à l'ordinaire,,
incapable de lui donner. En revanche,
elle lui apprend (avec quel sérieux,
quelles mines attendries et solen-
nelles! ) ces grandes vérités : le monde
a été fait en six jours , Adam et Eve
ont croqué la pomme, l'ânesse de Ba-
laam a parlé, Jonas a passé trois jours
dans le ventre de la baleine, l'Étoile a
conduit les Rois-Mages au berceau de
l'Enfant- Jésus. Peu d'années après, il
saura que tout cela n'était pas vrai; il
verra tout le monde, autour de lui,
altérer la vérité sans le moindre scru-
pule ; on lui défendra de mentir, mais
s'il est sincère et confiant on se mo-
quera de lui, on lui dira qu'il n'est
pas malin, on fera l'éloge de ses
camarades plus malins que lui. Il
entendra parler de la science avec
— 79 —
crainte, des savants avec dérision.
Même chose s'il s'agit du Beau.
Tous les enfants aiment les images,
tous cherchent à dessiner, tous ont
l'instinct de représenter les objets
qu'ils voient par un trait, et cet
instinct est le point de départ des arts
plastiques. Au lieu de guider l'enfant
dans cette voie, on le laisse errer à
l'aventure et s'égarer, quitte à le re-
mettre en bon chemin plus tard, si
Ton peut, quand il apprendra les « arts
d'agrément ». On l'entoure d'objets
affreux, on lui met dans les mains des
figures mal dessinées, des choses sans
forme et sans goût; lui fait-on ap-
prendre la musique, on habitue son
oreille à la platitude et à la vulgarité.
— 80 —
voire même à riiicorrection. Plus tard,
il entendra dire qu'il y a des « objets
d'art », bons pour les « connaisseurs »,
autrement dit pour quelques originaux,
et les autres objets faits pour les gens
raisonnables; il verra l'art et les ar-
tistes tenus en suspicion comme la
science et les savants, mis à part
comme des anomalies bizarres et peut-
être dangereuses ; il verra même cer-
tains artistes faire eux-mêmes tout ce
qu'il faut pour justifier cette manière
de voir
Comment le goût du vrai et du beau
pourraient-ils se développer sous un
pareil régime ? Si quelque chose doit
étonner, c'est qu'ils aient encore des
fidèles.
VII
L'humanité est jeune encore : elle
a, selon toute vraisemblance, des mil-
lions d'années devant elle. C'est peu
pour les âmes altérées d'infini ; ce n'est
pas une quantité négligeable : nous
nous faisons même difficilement une
idée de ce que cela peut être. Mais enfin,
si loin que soit ce jour, il viendra,
celui de la fin de notre espèce! le
soleil s'éteindra; peut-être avant ce
temps la terre aura-t-ellQ résorbé ses
mers, son atmosphère, et sera-t-elle
— 82 —
devenue impropre à la vie ; après avoir
progressé dans des proportions que
nous ne pouvons imaginer, l'huma-
nité régressera, dégénérera, disparaît
tra.
« Et il ne resterait rien de. nous,,
qui avons pensé, de nous, qui avons-
aimé, qui avons souffert! ce n'est pas
possible. Nous sentons en nous quel-
que chose qui ne peut périr ! »
Soyez tranquilles, personne ne vous^
prouvera le contraire.
Mais ce que nous sentons en nous
pourrait très bien n'être que l'instinct
de la conservation, transfiguré par
notre imagination qui en a fait bien
d'autres, transformant par exemple
— sa-
les brouillards et les feux follets en
fées, fantômes et revenants auxquels
on a cru pendant des siècles.
Cela pourrait être aussi le pressen-
timent de cette vérité, que les éléments
dont nous sommes composés ne sau-
raient disparaître et que d'autres êtres
vivants seront formés de notre sub-
stance.
ce II est impossible », dit-on, « que
notre désir n'implique pas une réa-
lité. » C'est parfaitement possible au
contraire. Qui de nous, par exemple,
n'a désiré ardemment remonter le
cours des âges, vivre, ne fût-ce qu'un
jour, une heure, dans tel ou tel des
temps anciens ? là, pourtant, aucune
illusion n'est admissible, et nous
— 84 —
savons à n'en pas douter que nous ne
verrons jamais Périclès ni Cléopâtre.
Croire ce qu'on désire- est naturel ;
cette croyance n'a aucune action sur
les faits.
Mais alors, où est le BUT?
Le but?
Il n'y en a pas.
Rien, dans la nature, ne tend à un
but, ou plutôt chaque but est à son tour
un point de départ' : la nature nous
donne le spectacle d'un perpétuel cer-
cle vicieux.
Voyez la plante : elle germe ; elle se
compose d'une racine, d'une tige et
de feuilles naissantes ; elle croît rapi-
— 85 —
dément, de nouvelles feuilles, de nou-
velles tiges apparaissent. La racine
nourrit les tiges qui portent les feuilles,
mais celles-ci nourrissent aussi la tige
et la tige fait vivre la racine ; il y a
réciprocité, il n'y a pas encore de but
défini. Le but, c'est la fleur ! le bouton
grossit, s'ouvre, le miracle s'opère,
la fleur s'épanouit ! mais la fleur éphé-
mère n'est que le temple de la fécon-
dation ; celle-ci opérée, la fleur se
fane et tombe, le fruit se développe et
mûrit. Est-il le but ? sa fonction est de
contenir la graine ; celle-ci, à ne voir
que l'apparence, est un objet complet,
terminal. Erreur, la graine n'est que
l'embryon de la plante future ; et le
cycle recommence.
On s'est toujours cassé le nez en
8
— 86 —
cherchant les causes finales ; cela tient
peut-être tout simplement à ceci,
qu'il n'y a pas de causes finales. En
tous cas, s'il y en a, il en va exacte-
ment pour nous comme s'il n'y en
avait point.
Si nous sommes emprisonnés dans
le temps comme dans l'espace, tâchons
de nous accommoder de notre prison ;
quoiqu'on en dise, elle est assez vaste
pour nous. Pénétrons-nous de cette
idée, que l'humanité est un corps dont
nous sommes une molécule, et que le
vœu de la nature est que nous vivions
pour les autres, qui sont nous-mêmes.
Profitons de l'héritage de nos aînés ;
travaillons pour que ceux qui nous
suivront soient plus heureux que nous,
s'il est possible, et nous soient recon-
— 87 —
naissants de l'existence que nous leur
aurons préparée. Nous verrons alors
que la vie est bonne, et, le moment
venu, nous nous endormirons avec le
calme et la satisfaction de l'ouvrier
qui a fini sa tâche et bien employé sa
journée. Les joies que la nature nous
donne, qu'elle ne refuse même pas
complètement aux plus déshérités
d'entre nous, celle que procure la dé-
couverte de vérités nouvelles, les
jouissances esthétiques de l'art, le
spectacle des douleurs soulagées et
les efforts pour les supprimer dans la
mesure du possible, tout cela peut
suffire au bonheur de la vie. Il est à
craindre que tout le reste ne soit que
folie et chimère.
Des hommes sérieux et éclairés^
— 88 —
de grands savants, croient pour-
tant à ces (( chimères » et à ces
(( folies ».
Cela ne prouve rien ; la logique ne
gouverne pas toujours les hommes,
fussent-ils éminents, et les contradic-
tions les plus surprenantes vivent à
Taise dans le milieu élastique de la
conscience. Kepler, le grand Kepler,
un des fondateurs de la science mo-
derne. Fauteur des lois immortelles
qui portent son nom, croyait à l'astro-
logie ; il écrivait sérieusement que la
conjonction de Jupiter et de Saturne,
dans le signe du Lion, pouvait provo-
quer des insurrections. Une des forces
les plus mystérieuses de la nature,
Tatavisme, est la source de ces illo-
gismes et la cause que certaines idées
— 89 —
préconçues résistent à tous les assauts
de la Raison.
Humiliée par la foi, déifiée par la
libre-pensée, la raison reste ce qu'elle
est : le gouvernail du navire, rien de
plus. Cela suffit pour qu'il soit impos-
sible de s'en passer.
C'est avec ce gouvernail que nous
avons essayé de nous diriger.
EPILOGUE
EPILOGUE
La France, depuis des siècles, était
la clarté du monde, et cette clarté me-
nace de se ternir. Portés sur les ailes
des Valkyries, les brouillards du Nord
envahissent notre ciel, amenant les
dieux Scandinaves qui combattent les
dieux de l'Olympe, pendant que des
régions brûlantes accourent les divini-
tés de l'Inde, aux bras multiples, aux
trompes d'éléphants. L'Évangile sage-
ment édulcoré par l'Église fait place à
un Évangile étrange auquel les saints,
— 94 —
s'ils revenaient au monde, ne compren-
draient rien. Personne, d'ailleurs, ne
le comprend ni ne se soucie de le
comprendre ; comprendre est du der-
nier bourgeois, et le besoin de com-
prendre une sorte de vice dont on tra-
vaille à se défaire. On délaisse la foi,
non pour la raison, mais pour la cré-
dulité, le dogme pour le miracle,
Notre-Dame-de-Paris pour Notre-Dame-
de-Lourdes. Le spiritisme, l'ésoté-
risme ont des organes dont le nombre
s'accroît chaque jour, sans compter
l'amphigourisme qui a droit à tous nos
respects.
Toutcela monte, monte, nous gagne
et nous enveloppe de ténèbres.
Il me souvient du temps où l'Italie,
— 95 —
comme le Phénix, renaissait à une
nouvelle existence. LaRistori passion-
nait alors la jeunesse parisienne, dont
j'étais; je vois encore de quel geste
superbe la grande tragédienne, vêtue
en Muse, jetait sa lyre en s'écriant que
l'Italie ne chanterait plus, tant qu'elle
n'aurait pas reconquis sa liberté ! Et je
me demande s'il est permis de seborner
à faire vibrer des cordes sonores, quand
la nuit menace de nous noyer dans ses
ombres. Certes, ma voix est bien peu
de chose; mais, si faible qu'elle soit,
qui sait si elle n'éveillera pas une voix
plus puissante? Qui sait si la semence,
emportée au hasard par le vent, n'ira
pas germer au cœur d'un de ces jeunes
hommes à la parole de flamme, dont
la fonction est de propager les idées?
Si cela était, je m'estimerais trop heu-
— 96 —
reux et mon ambition serait ample-
ment satisfaite.
Ce qui sera, je vais vous le dire. On
fera sentir à l'auteur, — qui le sait
mieux que personne, — à quel point la
compétence lui fait défaut pour traiter
de si hautes questions. « De quoi se
mêle-t-il? » dira-t-on, « tout cela ne
le regarde point ».
Je vous demande bien pardon : cela
regarde tout le monde.
C. MiiRPON ET E. FLAMMARION, RUE RACEŒ, 26.
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